Accotée au mur, elle fléchit un peu sur les jarrets et suppute vaguement qu’elle a dansé à l’Eldorado en matinée, en soirée, et qu’elle valsera ici jusqu’au petit jour : sept heurs de valse et de cake-walk, sans compter les déshabillages, rhabillages, maquillages, démaquillages. Elle avait très faim en arrivant ; un grand verre de bière, avalé au vestiaire des ‘artistes’, vient de lui couper l’appétit. – Tant mieux, songe-t-elle ; il ne faut pas que j’engraisse…
– Colette, L’envers du music-hall (1913, 25).
Les femmes occupaient le devant de la scène dans les spectacles de music-hall où des chanteuses populaires, des actrices et des danseuses se produisaient pour un large public. Au même moment, le « tour de chant » s’est maintenu et les chanteurs ont développé des styles d’interprétation très typés, des « genres », utilisant une gestuelle qui accentuait leurs caractéristiques physiques. Parmi les genres les plus populaires chez les chanteuses, il y avait la pierreuse, la gommeuse et l’épileptique. La pierreuse ressemblait à la prostituée de rue défaite et chantait des chansons réalistes, alors que la gommeuse, une femme moderne portant des vêtements révélateurs, mais d’une élégante excentricité, était un type « fin-de-siècle » immensément populaire. En revanche, l’épileptique chantait en bougeant de manière saccadée, ce que Rae Beth Gordon (2009) interprète comme une représentation de la frénésie de la vie parisienne et une évocation des mouvements provoqués par l’hystérie tels qu’observés par le neurologue Jean-Martin Charcot. C’est la chanteuse Emilie Bécat qui créa le genre épileptique en 1875, même si par la suite les vedettes de music-hall Polaire et Mistinguett en revendiqueront l’invention. Selon Gordon, le genre mixte des gommeuses-épileptiques « portant des robes courtes et des coiffures ou des chapeaux extravagants, était l’une des plus grosses attractions des nuits parisiennes » (2009, 36).
Rodolphe Berger et ses interprètesLe corps de la femme en tant qu’objet sexuel faisait partie intégrante du music-hall. Les spectacles comprenaient des ballets-pantomimes où les danseuses étaient légèrement vêtues ou habillées de manière à mettre en valeur leurs silhouettes, en portant par exemple un uniforme militaire (Gutsche-Miller, 2015). Alors que le music-hall mettait en scène de jeunes choristes qui exécutant des levés de jambe à l’unisson, le Moulin Rouge était le royaume de Grille d’Égout et de La Goulue, deux légendes du cancan dont les provocantes chorégraphies enthousiasmaient Paris. Mais les femmes n’étaient pas exhibées que sur scène ; elles étaient également bien présentes dans les halls et les promenoirs, comme l’ont décrit les écrivains Huysmans, Zola et Maupassant. Tandis que dans l’auditoire, la bourgeoise regardait le spectacle, les courtisanes, appelées cocottes de promenoir, arpentaient les déambulatoires qui bordaient la salle de spectacle, attirant le regard des hommes et attrapant les clients. Comme l’a remarqué Gutsche-Miller, « le spectacle du promenoir rivalisait parfois avec celui présenté sur scène » (2015, 12). Sans surprise, les actrices, les chanteuses et les danseuses de music-hall et des théâtres de vaudeville étaient souvent associées à la promiscuité sexuelle. De plus, les artistes et les courtisanes qui fréquentaient ces salles de spectacle devenaient le thème de chansons qui, dans bien des cas, faisaient référence à leur mauvaise réputation par des sous-entendus grivois.