Les Anglais sont une nation de mangeurs
La figure du mangeur chez James Gillray est prépondérante. Il articule en effet un changement de paradigme de la société anglaise de la fin du dix-huitième siècle, alors que la montée de la subjectivité s’accompagne de la déroute de l’idéal des Lumières d’une rationalisation du corps par l’individu. Émergent alors, dans une perspective foucaldienne, des systèmes de répression qui institutionnalisent le surmoi, endiguant la subjectivité moderne. La contradiction idéologique entre excès et contrôle est résolue chez Gillray par une dialectique séduction / répulsion qui construit l’image en fonction des angoisses du spectateur. Ainsi, la question identitaire devient centrale : les rapports entre intérieur et extérieur qui fondent l’acte de manger activent une peur de la contamination. La bouche, agent de passage entre ces deux registres, provoque un surinvestissement de l’oralité qui cristallise le problème général du rapport à l’Autre. Les diverses stratégies visuelles de déplacement et de substitutions transforment alors les stratégies métaphoriques du repas en un discours polysémique. Dans le contexte de la montée de l’idée d’État-Nation, la nécessité de générer une identité hermétique s’incarne dans cette relation à l’extérieur. Ce soi par la négative participe alors à la justification du pouvoir colonial : le sujet moderne nécessite l’Autre dans son processus de construction identitaire, par conséquent il s’arroge sa création, sa perpétuation et sa consommation. Par ailleurs, cette stratégie ambiguë de distanciation et de dépendance nourrit une nouvelle sensibilité romantique où le sujet établit sa dignité en côtoyant l’horreur. Dans ce fragile équilibre, les angoisses liées au cannibalisme des rêveries tropicales ressurgissent dans l’ordre symbolique et appuient les fondements coloniaux du romantisme. Cette nouvelle sensibilité coloniale édifie donc, par ses politiques de l’altérité, un empire des mangeurs.
Les mangeurs métaphoriques
L’acte de manger génère des métaphores basées sur le postulat que l’on devient de ce que l’on mange. Aussi, dans le contexte de l’édification des États-nations, la figure du mangeur construit et entretient les stéréotypes nationaux européens: les Anglais boivent de la bière, mangent du Roast-beef et du plum-pudding, tandis que les Français avalent de la soupe maigre, des oignons et des grenouilles. Manger, c’est également posséder et faire violence à cet Autre, engageant tout un appareil visuel du corps grotesque.
L'empire des mangeurs
Au tournant du XIXe siècle, les processus d’altérité des figures de mangeurs se complexifient. En effet, Gillray articule la dépendance du soi à l’étranger à une tension visuelle entre séduction et répulsion. Fasciné par la richesse du style puis dégoûté par le sujet, le spectateur se retrouve trappé par son désir qui le lie à l’objet de son aversion. Cristallisant ainsi les enjeux de l’identité moderne, ces images participent à l’écriture des fondements idéologiques du nouvel empire britannique.
Le festin cannibale
Finalement, les figures de mangeurs s’enchevêtrent à la sensibilité coloniale du romantisme en récupérant le mythe du cannibale, entretenu depuis le XVIe siècle dans les récits d’explorateurs. Le discours anglais associe régulièrement l’anthropophagie aux Français, notamment en raison des pratiques de l’Eucharistie, rituel catholique au cours duquel l’on mange symboliquement le corps et le sang du Christ. Les dialectiques de l’identité moderne demeurent donc présentes dans la représentation de cannibales, mais font sombrer l’image dans le cauchemar romantique des plaisirs infernaux.
– Catherine Girard